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Profession

Arbaletier des troupes.

A 34 ans, Serge Adrover fait désormais référence dans l’univers de la reconstitution historique. Originaire de Beauvais-sur-Matha en Charente-Maritime (17), l’exemple de son grand-père le pousse très jeune vers l’histoire, le guidant à travers les merveilles locales : mottes féodales voisines, commanderies templières et autres souterrains refuges. Tout jeune, ce fut la découverte, puis l’exploration d’un château : le Coudray-Salbart qui verra naître ses premiers plans, puis ses premières arbalètes : renaissance ainsi annoncée pour ce site qui abritera longtemps en ses murs différents prototypes. Résultat : trois centimètres de bois transpercés à plus de trente mètres ! Une seconde tentative avec un arc démesuré donna de piètres résultats et acheva de le mettre devant cette évidence : une arbalète est régie par des règles de proportions.

4-86-134Dès lors, cette passion expérimentale laisse la place à une étude pragmatique des plans et documents existants sur la question : les rapports entre la taille et l’inclinaison de l’arc, le système de déclenchement et l’arbrier ainsi que les différentes évolutions de cette arme tout au long du Moyen Âge. Il n’importe pas ici de faire une étude sur l’arbalète, ce qui nécessiterait de longs développements, mais de présenter cet homme dont la passion s’est complétée par la profession. Serge Adrover propose aux acteurs de reconstitutions médiévales, différents modèles d’arbalète à l’usage du spectacle de combat.

Rencontre

OM : De quelle façon vous êtes-vous immergé dans l’univers technique de cette arme ?

SA : Mes premiers essais sont un peu la démarche que tout adolescent développe quand une passion le prend et le transcende : j’ai commencé à en fabriquer étant gamin, tout en cherchant à en accroître la puissance. Mon second essai était fait avec des ressorts de voiture et un mécanisme énorme de levier d’armement. La puissance était phénoménale. C’est à ce moment-là que l’on m’offrit l’Encyclopédie Médiévale ; j’y puisais mes premiers plans dignes de ce nom. L’office de tourisme d’Aulnay à la superbe église romane commença à m’appuyer en ce sens. Mes recherches se sont dès lors beaucoup axées sur ce que les textes ne disaient pas : l’aspect pratique de terrain, soit l’utilisation réelle de l’arme avec la même démarche méthodique expérimentale que jadis. J’applique la théorie liée aux traces écrites et aux descriptions consultables en archives ou bibliothèques aujourd’hui.

De l’expérimentation, à des armes sophistiquées

En ce qui concerne l’élaboration de l’arme, la difficulté majeure réside surtout dans l’établissement des bons accords entre les positions de l’arc, de la noix (le système d’accrochage en forme de roulette où la corde vient se maintenir tendue), ainsi que cette dernière avec la corde. La position de cette noix est essentielle : elle ne doit pas être trop haute auquel cas la corde passe sur le carreau et revient légèrement en arrière propulsant ainsi ce dernier en arrière… cause de bien des accidents ! A contrario, une noix réglée trop basse créera un frottement et une perte de puissance. Enfin, l’arc mal incliné aura pour conséquences alternatives, un grand frottement donc perte de puissance ou bien arrêt du carreau. Ceci ne s’improvise pas et je mets d’ailleurs en garde ici les apprentis sorciers sur les risques réels à s’improviser arbalétrier.

OM : Est-ce à ce moment-là que vous avez dissocié les différents types d’arbalètes ?

SA : En étudiant les modèles recensés par époque, j’ai longtemps travaillé sur les arcs en frêne pour passer récemment aux arcs en acier du fait de leur meilleure résistance. C’est le fruit de plusieurs demandes allant dans le sens d’une puissance accrue. J’ai en fait dû choisir le type de catégorie de clients auxquels ces armes se destinaient : ce fut le spectacle. Mes arbalètes sont donc destinées à ce type d’exercices. Avec les arcs en frêne, je m’étais maintenu à une puissance de tir avoisinant les 40 livres, ce qui fait qu’un carreau pouvait atteindre de manière précise une cible à une quinzaine de mètres. Cela permet aussi l’utilisation de carreau Blunt en caoutchouc sans se blesser. Désormais, je m’oriente plus vers des armes de tir et de précision mais qui peuvent être utilisées en reconstitution de grandeur nature si l’on respecte les règles que je préconise lors de l’achat.

OM : Quels éléments avez-vous donc modifiés sur vos arbalètes ?

SA : J’ai dû modifier mes noix qui sont désormais exactement identiques à celles que l’on trouve sur ces armes dès le 10e siècle. Il est intéressant de constater ici ce vide entre le 4e et le 10° siècle. Les chinois avaient déjà bien avant nous les arbalètes «à répétition» avec des chargeurs à 10 carreaux et des leviers d’armement : en deux mouvements, l’arme était réarmée et le carreau posé sur l’arbrier… Pour le reste, après le 10e siècle et la redécouverte de cette arme, chaque siècle a en quelque sorte développé sa «version», chacune venant remplacer la précédente.

Recréer la chaîne initiale depuis l’atelier jusqu’au tir

SA : Je forge toutes les pièces métalliques dans un four gaulois que j’ai reconstitué : sa base en pierre comporte un trou pour recevoir les cendres et créer un appel d’air. Au-dessus, il y a le foyer alimenté en bois où les pièces à marteler sont rougies. Dans la partie supérieure est aménagée une ouverture pour la fumée et prolonger l’appel d’air : ainsi je travaille sans soufflet. La structure générale du four est en argile et en bois. je forge les cinq types de carreaux, les étriers, ainsi que les poignées. J’essaie de faire une vingtaine de poignées d’avance ainsi que les nombreux carreaux.

OM : Y a-t-il des points sur lesquels vous avez dû faire une exception quant à la stricte reproduction historique ?

SA : L’arbrier est initialement d’un seul tenant. D’une façon générale, j’opte pour un assemblage de trois morceaux de bois sur leurs longueurs, afin d’augmenter la résistance de l’arme à la déformation : (Attention, cet article date de 2000, aujourd’hui, je fabrique mes arbriers en hêtre et monobloc). En effet, il m’est arrivé qu’un seul nœud incurve légèrement l’arbrier. Il y a aussi un gain de poids apprécié par ailleurs par ceux qui utiliseront l’arme. C’est le seul bémol à la pleine authenticité des répliques que je propose, mais compensé par les échos favorables que j’en reçois en retour. Dans cette optique, j’utilise du pin. Le hêtre et le chêne, voire le noyer, étaient anciennement utilisés, mais le poids rendu était réellement élevé. Il y a donc ici indéniablement un gain de poids : quatre kilos contre six initialement. Autre avantage : je ne suis pas obligé de creuser l’arbrier et d’utiliser des gabarits pour placer les axes de la noix ce qui est une opération longue et délicate. Si la languette apposée dessus me semble importante, en revanche, on n’est pas obligé de creuser de gorge pour y apposer le carreau. Il existait sur certains modèles un petit losange en marqueterie destiné à désigner l’emplacement du carreau.

OM : Les systèmes de détente ont-ils évolué avec l’expérience de ceux qui utilisent vos armes régulièrement. ?

SA : Je place des systèmes de détentes courtes ce qui fait qu’il n’est plus utile d’appuyer de manière longue pour obtenir un tir. Il reste cependant une petite marge de manœuvre pour éviter tout déclenchement intempestif.

L’expérience sur le terrain

Mes noix, également, sont doubles comme celles d’époque : sur une noix simple, le carreau n’est pas en contact direct avec la corde, mais c’est le choc avec la corde qui se détend qui le propulse : il y a une perte due au choc. Avec une noix double, le carreau rentre dans la noix et est en contact direct avec la corde. C’est donc une poussée qui fait partir celui-ci : pas de frottement, donc pas de perte, et gain en précision. La languette qui vient appuyer sur le carreau selon sa pression sur celui-ci pourra entraîner une perte de puissance. La physique réservait parfois des surprises : plus le carreau sera maintenu en pression alors que la corde le pousse déjà, plus celui-ci sera précis et aura de la synergie. C’est le même principe pour les revolvers. Dès le 12e siècle, sur l’arbrier, la partie située au niveau du point d’appui sur le carreau par la languette est évidée en biseau. On limite ainsi le frottement de la corde sur cet arbrier.

OM : Après avoir, dans l’ordre, forgé, taillé l’arbrier et installé son mécanisme de détente, comment, selon les modèles, l’arc est-il fixé sur l’arbrier ?

SA : Tout dépend des modèles. Par exemple, pour un modèle 12e, l’arc est d’abord posé sur le bois, j’y ai adjoint un axe intérieur qui rentre dans l’arbalète, pour éviter que l’arc ne bouge au cas où l’arbalète tombe sur le côté : cela arrive souvent en représentation avec les troupes médiévales et cela peut engendrer des défauts de tir par la suite. Devant cet arc vient se positionner un morceau de bois qui est pressé contre, l’étrier venant se positionner sur cette petite planche, et l’ensemble est bridé par un cordage qui prend l’ensemble arc-étrier et qui ramène tout vers l’arrière et sert de suspension lors du tir. En fait, c’est la corde qui absorbe le choc : elle est serrée très fort, d’abord à la main puis au coude, je la resserre ensuite encore par son milieu : l’ensemble fait ainsi bloc, c’est essentiel. La dernière étape est la pose des plaques de métal notamment, la languette qui maintient le carreau. Puis la teinte au brou de noix, et deux couches de vernis en protection. La graisse sert éventuellement à les protéger ensuite, cela se faisait d’ailleurs à l’époque, si l’on observe la teinte noircie des patines sur les arbalètes que l’on trouve dans les musées.

OM : Y a-t-il aussi des «petits secrets de constructeur» ?

SA : Oui, je garde mes petits secrets de constructeur, et il y a bien des pièges et un réel danger à construire de telles armes ex-nihilo. Entre autre, la languette mal conçue ou mal positionnée agira sur le carreau qui pourra faire demi-tour ou vous passer en vrillant au ras des oreilles, voire même partir en l’air. La longueur des poignées joue aussi, mais ce n’est pas un secret : plus elles sont longues, en la prenant au bout, plus on a de la force ; je n’utilise pas pour le moment de système de démultiplication comme on pouvait en rencontrer au 14° siècle.

Des arbalètes de tir, destinées aux spectacles d’animations médiévales

La position de l’arc joue également : son inclinaison est régie selon un rapport bien spécifique et selon le type de tir. Par ailleurs, la taille de celui-ci conditionne l’ensemble : long, il sera souple pour un tir en longueur avec un pouvoir de perforation plutôt «sur le long». A contrario, court et plus difficile à bander, il travaillera en force sur une courte distance avec un taux élevé de livres déployé : ce n’est pas forcément ce qui est efficace et l’objet des armes que je propose est un savant dosage de ces paramètres : une arme souple qui permet des démonstrations à plusieurs dizaines de mètres, et dont l’utilisation des carreaux Blunt minimise le risque d’accidents si l’on applique bien les conditions d’utilisation que je préconise à la vente. J’insiste sur le fait que c’est une arme, et que c’est pour limiter le risque d’accidents que j’en ai bridé leur portée.

Une seule position de tir

OM : La tenue de l’arbalète en position de tir suscite quelques polémiques au sein de ceux qui l’utilisent lors des reconstitutions : avez-vous votre mot à dire quant à ce que vous avez constaté vous-même, en construisant les modèles des différentes époques ?

SA : En effet, beaucoup d’enluminures représentent les arbalétriers en position droite bien en appui sur leurs jambes tendues et épaulant leur arbalète, le bout de l’arbrier sous l’épaule droite, le coude très relevé et la queue de détente relativement longue presque au niveau de l’aisselle. Selon les troupes, certains soutiennent qu’elles doivent être perpendiculaires au corps, la crosse soit sous le bras, d’autres à l’épaule, d’autres encore sur l’épaule… Pour ma part, je l’épaule moitié dessus, moitié dessous l’épaule, ce qui a pour nécessité de se pencher dessus : si elle est sous le bras, il y a nécessité de pencher la tête dessus, l’oeil très bas et le coude très haut : ceci est très caractéristique de toutes les enluminures que l’on voit. Le tireur a le coude très haut. Leur arbalète était vraisemblablement sous le bras. On visait avec la pointe du carreau. Avec une puissance de 60 livres, je vise une cible de 20 centimètres à trente mètres environ…

OM : Plusieurs études ont établi qu’un tireur était en fait peu protégé derrière une archère, à Gençay notamment.

SA : C’est vrai, on a également fait l’expérience cet été avec la troupe anglaise au Coudray-Salbart, et on va la refaire cet été avec la grosse animation qui s’annonce. Les archers anglais étaient d’ailleurs dubitatifs. Ce qui est évident, c’est qu’il est bien plus facile de tirer depuis une archère avec un long Bow qu’avec une arbalète : j’ai quand même l’habitude de tirer avec ces armes et, sur quatre carreaux, deux ont heurté les murs avant de sortir. Les conditions de tir, de par l’amplitude de l’arc de l’arbalète, sont très inconfortables. La difficulté réside dans le fait d’être tout à la fois sur la visée d’une cible, qui par définition bouge beaucoup lors d’un assaut, et d’être à la fois dans l’axe de l’archère elle-même. Quant à deux arbalétriers dans une archère, cela semble quasiment impossible, à moins d’une archère très ouverte ce qui ne peut être le cas quant à la solidité de l’édifice.

Chaque étape caractérisa une arbalète :

OM : Sur vos différents modèles, on trouve des noms bien évocateurs…

SA : C’est ma petite touche personnelle, j’ai inventé des noms. Ainsi cela permet de les distinguer plus aisément : l’arbalète 12e, «à gueule de Diable» de par sa forme et l’interdiction papale qui en résulta par la suite : déjà bien aboutie, elle dispose d’un renfort de crosse. Celle du 13e «à bride», qui a les mêmes caractéristiques que celles du 12e, excepté sa bride un peu plus longue, sa forme très brute qui dénote une fabrication quantitative : pas de renforts de crosse ; très brut. Celle du 14e «à tête d’Aigle» : modèle de Viollet-le-Duc, plus perfectionné de par sa forme étudiée. Un arc en acier, qui se réarme avec un moufle, sorte de pédalier. Elle possède un premier reposoir dessous, situé avant l’étrier qui permet de l’apposer sur un créneau et ainsi de créer un axe pivot et reposoir à la fois. Elle dispose en outre d’un emplacement réservé à la main. «L’arbalète» de guerre14e est plus simple, son étrier est très grand et a une longue prise sur l’arbrier limitant ainsi le risque d’éclatement du bois. Elle était réarmée au moufle. J’ai deux modèles initiaux de Viollet-le-Duc. J’ai également utilisé une enluminure que m’avait prêtée un châtelain, représentant une dame montée sur un destrier tirant à l’arbalète à une main : j’ai ainsi repris celle-ci et établi un modèle aux formes plus arrondies qui évoquent le galbe féminin et à la poignée torsadée : «l’arbalète de Chasse» 13e. On peut la prendre d’une seule main et ainsi réellement tirer avec, étant à cheval. Elle s’équilibre parfaitement en son centre. Il est possible d’adapter, sur tous mes modèles destinés au spectacle, un système de trappe dans laquelle la carreau va tomber. Cette trappe est masquée par une tige de bois que l’on peut ôter ou remettre à souhait. J’ai aussi une création : l’arbalète de poing qui est un modèle plus petit que l’on peut tenir à une seule main ; pour les marchands et les cavaliers en tir rapproché.

OM : Décrivez-moi les trois types de leviers d’armement fabriqués ?

SA : Le levier d’armement qui date du 12e siècle fut un grand levier d’armement supplantant ainsi la prise par un simple crochet de ceinture. A partir de la moitié 13e siècle, on trouve le moufle avec des pédales. Aux 14-15e siècles est venu se greffer le cric.

1233757332187885-22Forger l’authentique

OM : Plusieurs types de carreaux sont forgés…

SA : Mes carreaux sont en fait des répliques de certains trouvés lors de fouilles.

J’en conçois six types en réplique pure : deux types de tranchoirs (utilisés pour couper les cordages tendus et le bougeon pour sectionner des cordages sur support, voire les jarrets des chevaux), le matras (qui ressemble à un marteau, destiné à assommer pour capturer un ennemi), le pointeau qui est une grande aiguille, le vireton qui reste dans la chair à l’image d’un hameçon et qui arrivait à disloquer les boucliers de par la forme oblongue de son bois.

Il était donc très lourd. Les ailettes en bois ou en cuir, inclinées les unes par rapport aux autres, faisaient vriller le carreau qui prenait de la vitesse.

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Propos recueillis par Olivier Massonnaud – Septembre 2000

Glossaire :

Arbrier : le corps en bois de l’arbalète sur lequel le carreau vient se poser.

Noix : pièce métallique en forme de roulette montée sur un axe de part et d’autre de l’arbrier. Munie d’une encoche, la corde vient se positionner dans cette dernière tandis que la poignée de détente vient actionner celle-ci par léger pivot depuis le dessous de l’arbrier.

Etrier : pièce métallique en forme d’anneau plat destiné à mettre le pied afin de pouvoir réarmer plus aisément l’arme.

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